Martine Clerc | 10.10.2011 | 07:28
Marre d'enchaîner les contrats précaires, de pointer au chômage, de crouler sous les dettes. Entre 50 000 et 100 000 Portugais fuient chaque année un pays sinistré, lessivé par la crise et en pleine récession.
Nombre d'entre eux mettent le cap sur la Suisse, attirés par les bons salaires et la qualité de vie. Cette histoire n'est pas nouvelle. Elle nous rappelle les années 80, où des milliers de Portugais, les fameux saisonniers, débarquaient en Suisse pour servir de main-d'œuvre dans les exploitations agricoles ou l'hôtellerie.
Trente ans plus tard, la Suisse reste cette terre d'immigration pour les natifs de Faro ou de Porto. Même si le profil des chercheurs d'emploi a évolué. Depuis 2002 et l'accord sur la libre circulation, le nombre d'immigrés portugais a pris l'ascenseur. Avec un pic en 2007-2008, après l'abandon des contingents.
Et l'afflux se poursuit. De mai 2010 à mai 2011, la communauté portugaise en Suisse a crû de 8467 personnes, soit la plus forte augmentation après les Kosovars et les Allemands. Et l'exode ne devrait pas faiblir, tant les nouvelles sont mauvaises du côté de Lisbonne.
L'exode des universitaires
On vient en Suisse - de préférence sur l'arc lémanique, en Valais, à Fribourg, dans les Grisons ou à Zurich - par le bouche-à-oreille. Chacun connaît un beau-frère ou une cousine installée de longue date. C'est le cas de Cristina Simões. «Pour vivre une vie décente», cette quadragénaire a rejoint sa sœur à Lausanne en février dernier.
Elle a quitté un boulot d'employée d'administration au Portugal pour un job de femme de chambre à Epalinges. En abordant les rives vaudoises du Léman, elle a ainsi rejoint la plus grande communauté lusitanienne de Suisse (48 000 personnes), alors que 34 000 Portugais vivent à Genève.
«Presque tous les jours, des compatriotes m'appellent pour savoir s'il y a du travail ici», explique Manuel Fazendeiro, secrétaire syndical portugais chez Unia Genève, qui observe depuis le début de l'année un afflux de Portugais à la recherche d'un emploi. Une tendance confirmée chez Manpower.
Qui sont ces migrants? «On voit deux nouveaux types de population, observe Manuel Fazendeiro. Des anciens immigrés qui étaient retournés au pays et reviennent en Suisse, poussés par la crise. Et les jeunes, qui sortent des études, bien formés, mais ne trouvent pas de boulot là-bas.»
Au final, jeunes et moins jeunes décrochent souvent un premier emploi précaire: ils nettoient, travaillent dans les métiers du bâtiment ou de l'hôtellerie-restauration.
«Ces travailleurs sont très mobiles», précise Thierry Bösiger, responsable du secteur bâtiment dans les filiales vaudoises et valaisannes de Manpower. Certains sont prêts à trimer pour des salaires de misère. Fin septembre, Unia dénonçait un chantier à Aclens, où les ouvriers étaient payés 3,15 euros de l'heure.
Parmi ces récents migrants également attirés par le franc fort, beaucoup d'hommes jeunes qui viennent seuls. Mais pas seulement. A Lausanne, le nombre d'élèves portugais dans les classes d'accueil est en nette augmentation depuis trois ans, constituant le quart des effectifs.
Le rêve du retour
Resteront-ils sur les bords du Léman ou retourneront-ils sur les rives du Tage? Entre 1996 et 2010, malgré le nombre élevé d'arrivées en Suisse, celui des Portugais qui quittaient notre pays était plus important encore. En Suisse romande, la tendance s'est nettement inversée.
Fin connaisseur de la communauté lusitanienne et prof à l'Université de Lausanne, Antonio Da Cunha observe: «Les jeunes urbains qui émigrent aujourd'hui s'adaptent mieux que leurs aînés, peu formés, qui avaient souvent quitté les zones rurales du centre du pays. Mais je vois une constante dans les comportements migratoires de mes compatriotes: il y a toujours ce rêve du retour, une fois que la situation se sera améliorée au pays.»
Cristina Simões, femme de chambre: «Je n'aurais jamais pu, comme mes parents, laisser mes enfants au pays.»
Bijoux design, vêtements à la mode, Cristina Simões boit un café sur une terrasse du quartier du Flon, à Lausanne. C'est près d'ici que sa sœur, Madalena, arrivée en Suisse il y a neuf ans, gère une boutique. Cristina, 46 ans, originaire de la région de Leiria (centre du Portugal), l'a rejointe en février dernier.
Avec fille et mari. «Il a été un an au chômage après la fermeture de son usine métallurgique, explique-t-elle. Il n'y avait plus que mon salaire d'employée administrative dans une mairie et sa pension de chômeur. Avec moins de 1500 euros par mois, en cas d'imprévu, nous n'avions pas de quoi faire face. Nous sommes venus ici pour avoir une vie décente.»
La Portugaise a trouvé un job de femme de chambre dans un hôtel d'Epalinges. Son mari, lui, travaille de nuit dans une entreprise de nettoyage. «On est tout de même mieux ici, même si ce n'est pas toujours facile. Et grâce à Easyjet, j'ai pu déjà rentrer une fois au Portugal.»
La Suisse et les Simões, c'est une histoire de famille: «Nos parents, saisonniers, avaient travaillé dans l'hôtellerie à Saas Fee. Ils ont gardé de bons souvenirs, notamment de leurs patrons. Depuis, je rêvais de m'y installer. Mais jamais je n'aurais pu, comme eux, laisser mes enfants au pays.»
Jorge Fernandes, indépendant: «Le Portugal est un beau pays pour les vacances, mais y revivre, jamais!»
Chaque dimanche matin, Jorge Fernandes boit l'apéritif au Café Pessoa, à Genève. Histoire de humer l'air du pays et de retrouver les compatriotes.
A 51 ans, l'homme est coutumier des allers-retours entre le Portugal et la Suisse. Après y avoir posé ses valises comme saisonnier en 1977 et avoir vécu des années à Genève, Jorge Fernandes décide, en 1996, de retourner chez lui, dans la région Viseo, au centre du pays. «J'ai monté un pressing qui marchait plus ou moins bien, puis une entreprise de construction qui employait 13 personnes.»
Mais l'affaire dérape. «Tout a augmenté: les prix des matériaux, les impôts et cette TVA à 23%! Je ne gagnais plus rien, j'ai dû fermer.» Jorge Fernandes revient donc à Genève il y a trois ans, où vivent ses frères et sœurs. Il retrouve un emploi dans la même société avant de se mettre à son compte dans le secteur de la construction.
Ses mots sont durs à l'égard de son pays d'origine: «Les dirigeants politiques sont les premiers à s'être servis dans les fonds européens. Et ils ont contribué à créer un peuple d'assistés. Ce qui m'agace là-bas: les gens qui se lèvent tard, ne travaillent pas, et les files interminables aux guichets des administrations. C'est un beau pays pour aller en vacances, mais y revivre, jamais!»
Angela Vieira, architecte: «Là-bas, on ne sait pas de quoi demain sera fait. J'étais payée 800 euros.»
«Là-bas, on ne pouvait pas s'acheter de livres, s'offrir des voyages, rêver. Il n'y a aucune perspective d'avenir car on ne sait pas de quoi demain sera fait.»
Celle qui tient ces propos est pourtant architecte. Mais, au Portugal, même avec un bac +6, il faut ramer. «J'ai trouvé un stage d'un an payé 800 euros, explique Angela Vieira. Puis j'ai travaillé chez un de mes profs. Et là, je ne touchais un salaire que s'il trouvait assez d'argent. Mon mari, architecte lui aussi, vivait la même chose.»
Alors, après avoir contacté un ami installé en Suisse, Angela Vieira, 33 ans, et son mari font le grand saut fin 2009. Ils débarquent à Lausanne avec leur petite fille. Avant le départ, la jeune femme y avait décroché un job dans un bureau d'architectes.
Son grand bonheur en Suisse? La stabilité. «J'ai trouvé fantastique le jour où j'ai reçu le premier courrier de la fondation de prévoyance me disant combien j'allais gagner quand je prendrai ma retraite.»
L'avenir? Angela Vieira le conçoit ici, en tout cas pour les prochaines années. Elle a voulu témoigner pour donner une autre image des immigrés portugais: «Nous, les jeunes diplômés, représentons une nouvelle génération de migrants.»
Tribune de Genève, aqui.